« Qui est-ce ? » Il sursaute si brusquement qu'il en laisse tomber son crayon. Son calepin vole dans les airs. Bien sûr, c'est elle qui l'attrape. Il se lève de son banc d'un même mouvement. « Rendez-moi ça. » fait-il à l'inconnue, en la dévisageant. Elle tient entre ses mains le dessin qu'il était en train de faire. Elle tient entre ses mains tous ses tourments. Passés, présents, et futurs. Elle observe le visage dessiné dans les moindres détails. Puis, ses yeux se lèvent et fouillent le décor. « Je ne vois pas cette jeune femme ici... » fait-elle, croyant peut-être qu'il prenait un modèle. Mais il fait tout de tête. Tout un travail de mémoire. Finalement, il s'approche, et le fait qu'elle ait ainsi pénétré dans son intimité le révolte. Lui, d'habitude si souriant et si calme, lui arrache ça des mains avec véhémence. « Non, et elle n'est ni ici, ni nulle part ailleurs ! » siffle-t-il avant d'enfouir les feuilles dans sa sacoche, comme on enterre un mauvais souvenir. Elle le dévisage lentement, sans avoir bougé, une expression de petite princesse sur le visage. Mais il s'enfuit déjà, tournant simplement les talons, pour effacer cette rencontre fortuite de son esprit. Dans son sac, contre ses hanches, les feuilles se balancent. Un visage qui le hante depuis cinq ans, qu'il dessinerait les yeux fermés.

« Recherche colocataire. appartement sympa en centre ville. pour plus d'infos, si intéressé(e), me contacter au (...) » Voilà pourquoi elle est venue frapper à cette porte. Réponse à une annonce, et hop, la voilà. Elle a besoin de cette colocation, ses fins de mois sont difficiles. Elle frappe doucement au bois. Elle entend des pas s'approcher, mais la porte ne s'ouvre pas. De l'autre côté, une voix masculine demande : « C'est pour quoi ? » La réponse se fait instantanée. « Pour l'annonce concernant la colocation. » Il sourit. Voilà plusieurs jours qu'il attend d'avoir une réponse. Ce qui l'a poussé à poster cette annonce ? Il ne sait pas vraiment. La solitude, peut-être. Il ne veut même pas savoir, en fait, ce qui est fait est fait. Elle entend le verrou se retirer, et la porte s'ouvre en grand. Mais de suite, il se fige. « Vous ! » fait-il, les yeux écarquillés. Ça fait presque deux mois, mais il n'oublie jamais un visage. Jamais. Elle met un peu plus de temps à le reconnaitre; il la laisse néanmoins entrer.
La première chose qu'elle remarque, c'est la tristesse de cet appartement. Les rideaux sont gris, les volets sont clos, tout est bien (trop) rangé, comme si personne n'y touchait depuis des lustres. Il manque des couleurs, du soleil, un pot de fleur, quelque chose qui vous émerveille. Ici, tout est triste, et morne. Mort. Comme le regard éteint du jeune homme, qui sourit pourtant. Comme une armure. Mais elle a toujours été douée pour voir au-delà de ça. Elle se tourne vers lui. « Ça me plait. » fait-elle doucement. Lui, il s'est adossé à un meuble et la regarde, un sourire amusé sur le visage. « J'te préviens, je suis pas facile à supporter. » la prévient-il avec un rictus espiègle, comme un gosse. Elle est plus jeune que lui, ça se voit nettement. « Ça tombe bien, moi non plus ! Au fait, je m'appelle Oprah. » Elle lui tend la main. Il s'avance, se détachant du mur. « Alors bienvenue chez toi, Oprah. Moi, c'est Sweeney. »

« Qui c'était, cette fille, hier ? » qu'elle lui demande, l'air un peu désinvolte. Deux longues années déjà que ça dure, cette colocation. Y a les fleurs dans la baraque, le soleil qui transperce les fenêtres. Enfin, à ce moment-là, c'est plutôt le clair de lune. Il est tard – ou tôt, peut-être. Ils ont bu, un peu, beaucoup même, trop peut-être. Elle lui dit ça l'air de rien, mais toutes ces filles qu'il fait défiler, elle les déteste toutes. Sans trop savoir pourquoi. Il tourne un regard flou vers elle. Il n'y a qu'embué dans l'alcool que disparait dans ses prunelles chocolat l'infinie tristesse dont elle ne sait rien. « J'sais plus ! » fait-il en haussant les épaules, gloussant comme un enfant, comme une adolescent. Dans sa tête, à ces moments-là, il a encore vingt ans. Mais sa mémoire, déjà, en a cent. « Et cette fille que tu dessines tout le temps ? » demande-t-elle soudainement, curieuse. Elle sait qu'il parle bien plus sous l'alcool, et jamais encore elle n'a osé lui poser cette question. Quand il lève les yeux vers elle, il n'a même pas l'air triste. « C'est Lola. » En cinq ans, utiliser le passé, c'est encore dur pour lui. En fait, il ne parle jamais d'elle. Avec personne. Il l'a enterrée au fond de sa mémoire, comme son corps sous la terre. Il se racle la gorge. « C'était ma fiancée. » continue-t-il doucement, l'air rêveur. Elle lui trouve un air de bohémien, là avec son regard dans le vide. Elle se penche doucement vers lui. Ils sont seuls, ils sont bien. Dans un royaume fait de vapeurs aphrodisiaques et d'ombres qui ressemblent à des châteaux. « Et où est-elle ? » demande-t-elle, captivée et jalouse à la fois, sans se l'avouer. « Un accident. Deux voitures.. et en face.. Une mère, et sa fille, tu sais, mais j'ai pas voulu, non j'ai pas voulu.. Je voulais pas.. Elle était si belle, juste avant.. » Ses mots s'emmêlent, l'effroi se mêlent à ses traits. Stupide qu'elle a été de lui demander. Elle l'entend, certaines nuits, se réveiller en criant son prénom. Elle attrape son visage entre ses mains. « Chut, chut, oublie tout ça, n'y pense plus, pas ce soir.. » Et elle dépose ses lèvres brusquement sur les siennes. Il répond à son baiser, bien qu'un peu surpris. Et puis l'alcool prend le dessus, et il plaque fiévreusement de nouveau ses lèvres sur les siennes. Et c'en est fini d'eux.

« Tu me fais chier, Sweeney ! Voilà ! » Elle claque la porte de la salle de bain et s'enferme à double tour. De l'autre côté, il rage. « Ouvre cette porte, bordel de merde ! » rugit-il, mais rien n'y fait. Deux semaines que ça s'est passé. Et depuis, tout a valsé. Il n'a pas supporté lui avoir confié le plus lourd secret qu'il porte en lui. Lola, l'accident, les trois personnes sur quatre qui y ont péri. La culpabilité, le deuil, la fuite. Non, il n'a pas supporté. Et ce qu'il n'a pas supporté non plus, c'est d'avoir aimé ce qui a suivi. D'y avoir repensé. D'avoir rêvé encore à son corps contre le sien. Non, il ne peut pas. À chaque fois qu'il y pense, Lola est là. Gardienne de sa culpabilité, à tout jamais. Alors, il a fait le con. Tous les soirs, il invite une nouvelle fille. Pour se prouver quoi, hein ? Il ne sait pas vraiment, Sweeney. Il joue, il s'amuse, il préfère tout gâcher. Alors, il lui fait du mal. Alors, il se fait du mal. Alors, il détruit tout, comme un ouragan. Ils se griffent verbalement, s'écorchent avec des regards tranchants comme des couteaux. Mais ils savent pourtant l'un et l'autre comment est-ce que ça finit toujours.
La porte s'ouvre d'un seul coup, et le brun chancèle vers l'avant. Il fronce les sourcils, nez à nez avec elle. Terriblement belle, quand elle est en colère. « Qu'est-ce que tu veux ? » crache-t-elle à sa figure comme elle cracherait une gerbe de feu. La jolie princesse est devenue un dragon furieux. « Chut. » intime-t-il en refermant la porte derrière-lui, avant de la plaquer contre le mur froid de la salle de bain. Ses lèvres retrouvent le sienne, aimantées. Elle fond, et il se fond en elle comme si c'était normal. Ils s'ouvrent, se découvrent, s'écorchent à fleur de peau, à fleur de mots. Le coeur en bandoulière et leurs armes sur l'étalage, c'est au premier qui craque, au premier qui fera le braquage. Il esquisse un sourire carnassier en l'entraînant jusqu'à la chambre. Sur la table de nuit, d'un geste brusque, il cachera vite le portrait dessiné. Ce n'est ni quelque chose pour le boulot, mais ce qui ressemble à un portrait de Lola. Une Lola différente. Une Lola aux yeux et à la bouche d'Oprah.