Il y a cette fille, là-bas. Elle a de longs cheveux bruns foncés, ni vraiment bouclés ni vraiment lisses, qu’elle laisse trainer négligemment, mal coiffés, autour de son visage. Des joues légèrement rebondies assez enfantines, une jupe noire, des escarpins de marque, une veste sur un petit pull en V, un sac à main honteusement cher et une assurance à toute épreuve… Tout cela pourrait caractériser Jillian Alix O’donnel. Pourtant, ce que l’on retient d’elle la première fois qu’on la rencontre, ce n’est rien de tout ça, mais son regard. Des yeux, mon dieu, des grands yeux noirs, des yeux sombres d’un enfant coupable, perdu, manipulateur et hautain. A quoi s’en tenir, alors ? Croyez-moi, ce n’est pas elle qui vous le dira. Elle prendra un malin plaisir à vous laisser seul le découvrir.
Cette fille, c’est avant tout celle d’Alan et Grace O’donnel. Cette dernière n’aurait pu trouver mariage plus arrangeant pour ses petites affaires personnelles, et de là à la qualifier de poule de luxe, il n’y a qu’un pas. Quant à lui, il ne brille pas par sa volonté, mais plutôt par sa légendaire naïveté. Se laisser ainsi avoir par une poupée de plastique de quinze ans de moins que lui, cela ne fait pas honneur à son intelligence quelque peu surfaite. C’est vrai qu’il passe les trois quart de son temps dans sa bibliothèque fétiche mais quand même, de là à ne pas s’apercevoir que sa poule dépense tout son capital dollars pour embellir la maison ou -pire encore- sa propre façade… Et c’est ainsi qu’Alix passa toute son enfance au milieu des lustres en cristaux, de la vaisselle de porcelaine, et autres embarrassantes effusions de petite famille riche pourrie gâtée, élevée par une nourrice certes sympathique mais payée pour lui tenir compagnie. Autant vous dire qu’une fois son salaire retiré et son intérêt dans la maison diminué par l’âge grandissant d’Alix, elle n’a pas réclamé la moindre nouvelle et s’en est probablement allée se faire bronzer en sirotant des cocktails avec sa toute nouvelle fortune, fruit d’un si dur labeur.
Cette jeune fille, elle était un peu seule, vous l’aurez compris. Oscillant entre son respect pour son cher paternel –qu’il savait entretenir, quelques fois, par de longues conversations empruntes d’un brillant génie-, et son aversion pour sa pouliche de mère. Oscillant entre poupées qui prennent le thé avec son ourson Dany, et Cendrillon seule sur l’écran plat du salon. Et plus tard, oscillant entre sorties très –très très très- arrosées entre copains/copines (pour tenter d’oublier, sans doute, la maussaderie de sa propre famille), et rapports plus intimes avec un ou plusieurs représentants de la gent masculine. Je crois bien que cette fille ne se souvient pas de sa première fois. Ou peut-être préfère-t-elle oublier. A moins que les pilules ou l’alcool (ou les deux) lui aient permis d’y arriver encore plus aisément que prévu. Parfois elle se l’imagine, dans les toilettes d’un bar miteux à mille lieux de sa vie dans le quartier riche de Phoenix, offrir un sacré doigt d’honneur à ses parents en baisant de façon aussi vulgaire avec un inconnu notoire à l’apparence douteuse. Ah, s’ils savaient. Et Alix s’en amusait. Elle s’extasiait de voir leur visage, choqués, pétrifiés par la honte, la honte d’avoir mis au monde une fille comme elle. Une fille du peuple, du bas peuple, une indigne représentante d'un nom de famille plus ou moins prestigieux, incapable de contrôler ses frasques dans des lieux où elle pourrait être reconnue. Était-ce de l'inquiétude ? Non, surement pas. Seulement le désir de ne pas laisser s'échapper un jouet si précieux et si beau.
Une fois que Grace comprit qu'elle ne tirerait rien de Jillian, elle la laissa en paix, se désintéressant totalement de son triste sort, entraînant son époux avec elle. Par amour, il était prêt à tout. Même à délaisser cette fille -
sa fille- qu'il n'avait jamais vraiment regardé.
Regardez là, cette pauvre fille qui marche sur le campus, la tête droite, le port altier, incapable de se reconnaître vaincue. Elle a bien changé, croyez-moi. Il fut un temps où on ne voyait d’elle que les racines de sa chevelure tant elle gardait la tête basse, les yeux rongés de larmes salée et la bouche perpétuellement close. Seule, plus seule que jamais. Et plus déprimante encore à voir qu’elle n’était déprimée elle-même. Presque pathétique. Je crois qu’à cet instant, elle avait une sacrée addition à réclamer à un certain principal solitaire et cruel. Je ne saurais dire combien de temps a duré cette déchéance, mais ce que je peux affirmer avec certitude, c’est que notre cher professeur de lettres n’y est pas pour rien : il est même impliqué jusqu’au cou.
Chut, l’histoire que je vais vous raconter maintenant est un secret. Aux yeux du monde, Alix est une élève de ce professeur particulièrement séduisant qui enseigne les secrets des belles lettres. Il n’existe nul autre échange entre eux que des copies rédigées, puis des copies (an)notées. Parfois, il lui offre la parole en classe lorsqu’elle connait une réponse. Parfois, non. Leur regard ne se croisent pas davantage que celui des autres, il ne réside pas entre eux la moindre attirance physique, chimique, irrépressible, mathématique. Il se fiche de ses grands yeux enfantins, et cette fille –celle dont je vous conte l’histoire- ignore tout de son charme mystérieux et dangereux. (Convaincant, n'est-ce pas ?) Ce n’est que par danger, que parce qu’elle adore transgresser les règles que cette idiote d’Alix s’est sentie obligée de lui tenir compagnie après un cours. Comme si cet être barbare et solitaire avait, par nul ne savait quel miracle, gagné le droit de ne plus l’être le temps d’une soirée. C’est évidemment ce qui arriva. Des œillades, des jeux de jambes, des paroles flatteuses, encore des œillades et davantage de jeux de jambes. Alix pouvait s’avérer satisfaite, elle avait transgressé l’une des plus élémentaires règles de son université, l’une de celle qui pouvait la faire renvoyer au même titre que son professeur et, oops, aurais-je omis ce détail, principal de surcroit. L’une de celle qui aurait permis à sa « mère » de la sortir définitivement de sa vie en l’envoyant dans un pensionnat religieux, ou je ne sais quel autre enfer terrestre dans lequel elle aurait tant aimé cloitrer sa fille indigne pour toujours et à jamais. Amen.
Et là, là, pour une fois dans sa vie, Alix s’est montrée particulièrement surprenante. Qui aurait cru que cette fille pourtant intelligente et malicieuse puisse s’attacher à cet ours solitaire –finalement pas si barbare que ça. Mystérieux, ça oui. Elégant, aussi. Charismatique, oh combien ! Mais il en fallait bien davantage à mademoiselle O’donnel pour qu’elle se retrouve ligotée par les fils sacrés de l’affection, du sentiment, de
l’amour, allons au bout des choses. Cette nuit-là, Lon s’était livré –et ce dans tous les sens du terme. Il s’était ouvert à elle, il lui avait fait confiance comme ça, sans raison, leur union scellée par le doux nom de secret, d’idylle d’une nuit, de rencontre torride. Mais en ouvrant la bouche et en offrant cette brèche dans son cœur, cette porte entrouverte, il avait appris quelque chose à Alix, quelque chose qu’elle n’aurait pu trouver dans les livres ou dans la littérature, quelque chose qui ne nécessitait pas de cours particulier : pour la première fois, elle avait été prise par le sentiment terrifiant et excitant de n’être plus seule. Comme si cet homme, rencontré quelques cours plus tôt et quelques heures auparavant, venait de prendre une place privilégiée dans sa vie. En parlant. Simplement. C’était absurde, c’était stupide, c’était indigne de la maligne diablesse d’Alix O’donnel, cette petite garce un peu prétentieuse, un peu hautaine, qui ne prenait jamais autant de plaisir qu’en transgressant chaque règle rencontrée sur sa route, qu’en détruisant parfois les autres autour d’elle, et qu’en n’offrant jamais, jamais à quiconque le pouvoir de la briser. Un cœur de pierre dans une enveloppe de poupée innocente et fragile, voilà ce qu’elle était avant de rencontrer Lon.
Je peux vous assurer que sa métamorphose en beau cygne blanc en a surpris plus d’un. Heureusement, elle n’a pas duré longtemps. Comme si Alix O’donnel pouvait vraiment s’assagir !
Finalement, on aurait été bien nombreux à souhaiter qu'elle persiste dans son grand amour (enfin, si on avait su, bien entendu, qu'il suffisait d'un homme pour rendre Jill aussi...
heureuse ? -quel paradoxe). Et pour poursuivre dans le chemin de l'incompréhensible et du surprenant, qui aurait cru que pour briser la jolie poupée invincible, il ne fallait qu'un mot, qu'une phrase, qu'un adieu ponctué d'importance factice. Son travail ou elle ? Le choix n'a pas semblé si difficile pour le principal, qui, aujourd'hui encore, gouverne d'une main de fer les étudiants de l'université. Ça a été dur, pour elle, de se rendre compte qu'elle ne valait pas davantage qu'un gros salaire. Et une solitude retrouvée, une.
C'est alors qu'Alix a sombré dans... -ne trouvant pas de terme assez fort pour décrire sa chute, je me contenterais de dire qu'elle a sombré-. Quelque part où, visiblement, nul n'aurait su la repêcher. Peu à peu, elle a choisi en son âme et conscience de se noyer dans des eaux profondes et ténébreuses, inaccessibles à quiconque ne portait pas le nom de Lon Lockhart et n'agitait pas sur le monde ce regard emprunt d'indifférence et de mépris. Lui seul aurait pu faire taire les vagues obscures qui s'écrasaient avec élégance et sans un bruit sur l'âme d'Alix. Une âme en miettes. Toutes petites miettes réduites en bouillie par la sentence infinie d'un bourreau de prof.
Les bars devinrent son repaire. Ses livres, son échappatoire, mais non sans une quantité d'alcool. Le sexe, son exutoire. Déchainée, sauvage, elle offrit son corps à qui voulait, se défit de ses vêtements comme de son amour propre devant le premier venu sans chercher à savoir, sans souhaiter comprendre. Déprimée, dépressive, au fond du gouffre, personne ne pouvait plus rien pour la sauver, parce qu'elle ne laissait personne approcher de son coeur. Ses amis les plus proches crurent la perdre alors que, dans son regard, son si beau regard de jeune fille candide, ils ne virent plus que l'obscurité du néant. Un grand rien qui leur affirmait avec toute la force du désespoir que leur amie avait disparue. Il ne restait d'elle que son corps vendu -non, offert, c'est encore pire, aux mâles assoiffés de sa chaleur.
En un sens, cette situation ne lui déplaisait pas tant que ça. Arrêter de penser, de souffrir inutilement, se laisser sombrer, couler, doucement, facilement. Profiter de la situation pour, toujours, agacer ses parents. Ne jamais relâcher ses efforts pour qu'au moins, ils lui accordent un minimum d'attention, même s'il ne s'agissait que d'insultes et de réprimandes sur un ton aigüe de pouffiasse siliconée. Mais pardonnez-moi, je m'égare. Encore ici réside un doux paradoxe de ce nid d'incompréhensions qui germe en la jolie fille dont je vous parle depuis tout à l'heure, ce besoin viscéral d'attirer l'attention de ses parents, alors que nul n'aurait pu les haïr davantage qu'elle. Allez comprendre ! Elle-même avait cessé la moindre introspection. Vide et désoeuvrée, sans la moindre importance, une feuille de papier brisée entièrement vierge de toute écriture. Pitoyable.
L'université lui était devenue aussi insupportable que sa chambre de petite fille, qu'elle avait délaissé pour un petit appartement solo, ni trop classe, ni trop miteux, pour faire honneur à sa réputation. Heureusement que son père continuait à casquer pour les conneries (ou les besoins) de sa fille -plus ou moins en douce, d'ailleurs-, mais Alicia n'avait pas émis la moindre objection. Elle était bien trop ravie d'être débarrassée de sa vermine de progéniture, cette sangsue profiteuse. Telle mère telle fille. Bref, elle ne marchait plus dans cette université que comme un fantôme errant sans but, elle entrait dans les salles de classe tel un zombie résigné de ne trouver aucune chair fraîche à dévorer. Elle avait délaissé les cours de sir Lockhart, sa vue lui étant trop insoutenable. Plus prodigieux encore, Alix avait arrêté les frasques dans l'enceinte de l'université, avait même perdu le goût de s'en prendre aux autres : un zombie apocalyptique terrifiée par l'antre du monstre.
Et puis, les beaux jours revinrent. Pire qu'une girouette, cette fille là change d'humeur comme de... Bref. Alix put de nouveau porter son nom avec honneur, déambuler la tête haute, comme si rien ne s'était jamais passé, comme si le nuage sombre et terrifiant qui rôdait sur sa tête tel un signal mortel s'était évaporé d'un coup, sans raison.
Pouf. Et puis plus rien. En un sens, cette fille m'effraie. On ne sait jamais quel sens lui donner. Son regard demeure un livre, une page de couverture dont on ne pourra jamais connaître le véritable sens, des lettres qui demeurent noires et dures, des signes aussi obscurs que des hiéroglyphes anciens. Je suis d'ailleurs tellement sure de moi que j'offre une Ferrari à celui ou celle qui, un beau jour, pourra me dire en levant la main bien haut vers le ciel : "
Moi, j'ai percé le mystère d'Alix O'donnel. "
Tout d'un coup, je n'en suis plus si sure... Peut-être, finalement, qu'il n'y en a aucun, qu'elle est devenue aussi inintéressante depuis que le soleil est revenu dans sa vie qu'un vulgaire bout de chiffon usagé. Plus de règles à transgresser, elle est désormais plus sage qu'une première de la classe binoclarde et boutonneuse. Plus d'alcool, de pilules du bonheur, rien d'autre qu'une cigarette par ci par là, et encore, bien trop rarement. Elle est devenue insipide, le bonheur fait d'elle une femme comme les autres. Une femme décevante.
Alors, à quand le retour d'une Alix malheureuse ?