Une veste légère sur le dos et quelques billets dans les poches de mon vieux jean’ s, je quitte le foyer familial en catimini. Bien sûr, c’est provisoire. J’y retournerai, mais pas sans avoir rendu hommage à ma grand-mère. Cette femme dévouée qui m’enseigna le respect, la tolérance et l’amour. Décédée quelques jours plus tôt d’une chute dans l’escalier, je me souviens avoir pleuré tout mon saoul, enfermé dans ma chambre, à l’abri des regards indiscrets. Notre grand-mère, ma sœur et moi, nous l’aimions énormément. Pour ma part, peut-être même davantage que mes propres parents. La lâcheté de mon père – homme trop riche et trop absent cognant trop fort pour s’accorder un peu de crédit – et la soumission de ma mère – femme bridée par son mari violent – me débectaient profondément et malgré ma jeunesse, privé de l’insouciance des enfants de mon âge, je cultivais pour l’un une haine innommable et pour l’autre une pitié ineffable. Sentiments anormaux et irrespectueux. Mais comment pouvait-il en être autrement quand chaque jour, depuis mon plus jeune âge, je suis victime ou témoin d’injustice et de violence ? À l’alcool, j’aurais pu comprendre et peut-être pardonner. Mais mon géniteur, contrairement à ma mère, était un homme sobre, un homme simplement mauvais et étroit d’esprit, insultant largement ma mère de l’avoir emprisonné dans cette vie de famille. Lui, il ne voulait pas d’enfants. Elle l’avait pris au piège. Elle l’enchaîna à elle pour deux poupons non désirés. Aussi, j’ignorai les ordres de mon père qui, riant de bon cœur, nous interdit – la veille – d’assister aux funérailles de ma grand-mère. Si j’avais pu, j’aurais pris ma sœur par la main pour l’entraîner avec moi. Pourtant, je savais qu’à mon insolence, je gagnerais une trempe violente. Pour la préserver, je partis donc seul jusqu’au cimetière pour ne rentrer que très tard dans la nuit.

Alors que je poussais la porte de ma maison avec une certaine appréhension, un lourd et dense silence m’accueillit. Quiétude étonnante quand je quittai sans mot dire le foyer durant la journée entière, négligeant les diverses tâches imposées par mon père. À ce calme singulier, j’ai un mauvais pressentiment. Un pressentiment sinueux qui sert mon estomac dans un étau. Croyez-moi, j’aurais préféré distinguer le cliquetis de la ceinture du chef de famille. Alors, j’ai soupiré pour me rassurer. Après tout, peut-être ma mère, animée de bravoure, émietta un somnifère dans le café du bourreau, que mon absence demeure inaperçue. Doux rêves. Tandis que je grimpe l'étage en catimini et sur la pointe des pieds pour éviter qu'il ne grince, je suis cueilli sur le palier par une rouste qui m’assomme. J’en chancèle, dégringole l’escalier et recroquevillé sur moi-même pour me protéger, je suis à peine conscient du lourd pas de mon père sur les marches, seule la douleur de mon ventre assailli de coups de pied me tient paradoxalement en vie. « Espère de petit merdeux », hurle-t-il à s’en casser la voix, réveillant ma mère qui, au pas de la porte de sa chambre, protège ma sœur de ce spectacle en lui bouchant les oreilles et en cachant son minois dans sa poitrine. « Pour qui tu te prends de me désobéir. Tu te prends pour un dur ? Et bien je vais te traiter comme il le mérite les gamins de ton espèce. »

Cette nuit-là, il aurait pu me tuer. Il m’a simplement démis l’épaule, une épaule qui resterait à jamais fragile, douloureuse, aujourd’hui encore, les jours humides ou les nuits d’orage. Si j’ai pleuré ? Certainement, mais à n’en point douter, mes sanglots ne suent pas la souffrance physique, mais bien la rage. Cette rage incommensurable qui, de jour en jour, de mois en mois et d’année en année, s’est considérablement amplifiée. M’enfuir et libérer ma sœur de notre tortionnaire est devenu ma seule raison de vivre. Mon unique raison de vivre et, durant nos nombreux têtes à têtes, c’est sans relâche que je contai à cette dernière mes envies d’ailleurs. Cet ailleurs que je lui promis un jour, fermement accroché à ma rancœur, y puisant force et détermination, y trouvant motivation pour étudier encore et toujours et hériter de tout ce qui m’était dû. Je fomentai des plans honteux pour me débarrasser d’un père non aimant et d’une mère trop faible.  

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